Oui, le rap est un art de jeunes; c'est entre autres ce qui fait sa beauté et sa longévité. Mais ce qu'il se passe ces dernières années commence à m'inquiéter, à m'interroger. Sur le rapport du public, de l'industrie, des medias, de moi-même aux jeunes surdoués qui semblent toujours plus nombreux à débarquer. Et de qui on attend trop, beaucoup trop, à mon sens. À qui on ne devrait pas demander d'être si accomplis que ça, si tôt.
Laissez-moi m'expliquer, plaider la cause de la patience.
Évidemment, il existe des cracks qui définissent un univers fort, mature, cooler than ice, à 20 ans ou moins. Nas, Tyler, the Creator, Chief Keef ou Pop Smoke, par exemple. En France, il y a eu Oxmo, Booba. Ninho, Koba LaD ou 1PLIKÉ140, plus récemment. Pour moi, ils sont avant tout: une brillante minorité. Bravo à eux, bravo pour la carte bonus « wonderkid ». Il n’empêche que: c’est une carte bonus, ça n’a jamais et ne doit jamais avoir à devenir un pré-requis. Un rappeur peut avoir été le plus cringe du monde à 18 ans, tant que son art mérite l’attention à 25 ans, il n’y a à mon sens aucun contexte dans lequel on doit lui tenir rigueur pour ses errements passés.
À 19 ans, Laylow s’amusait à sortir Bouche d’égout avec Mister V. Alpha Wann « avait honte de retourner au tiekson », après les Rap Contenders. Les vieux morceaux d’Ademo? On imagine qu’il aurait aimé qu’ils restent prendre la poussière au fond du service Archives du rap français. Est-ce que cela doit diminuer leur légende? En rien, dans aucun monde. Ils se cherchaient.
Un(e) jeune artiste, par essence, manque de finesse. Sauf ceux qui arrivent avec un son tout nouveau, tout frais, pionniers d’un courant dans le monde, leur pays ou leur département (coucou Chief Keef, coucou 1PLIKÉ). Beaucoup sont le fruit du rap qui se fait autour d’eux. Les vieux freestyles d’Ademo sont remplis des codes du rap hardcore des années 2000, pour le meilleur ou surtout pour le moins bon le concernant. Alpha Wann (qui était déjà un bon rappeur dans 1995, tempérons) était, comme une grande partie de son crew: un bon élève, disciple hardcore du boombap et du sacro-saint héritage. Des backpackers qui sont sûrement arrivés avec un seul but: obtenir le respect de leurs anciens. Puis ces artistes ont pris de l’âge, digéré leurs influences, sont sortis du rapport adolescent et instinctif à la musique. Ils ont écouté d’autres choses. Ils se sont mélangés. Ils ont peu à peu défini ce qui pouvait rendre leur art propre à eux, ce qu’ils avaient envie de proposer. Au-delà, ils ont tout simplement vécu: ont plus rencontré de joies, de douleurs, ont un rapport plus réfléchi à l'amour, à la famille, à l'argent, à eux-mêmes. Est alors venue la suite: après les très bons Alph Lauren, Alpha Wann a envoyé UMLA à 29 ans. Ainsi, après avoir évoqué la honte du retour au tiekson, il enchaine dans Cascade Remix par "J'ai gambergé sur le texte et j'suis dev'nu l'best quand j'ai mangé le fruit d'ma réflexion".
Mon travail m’amène à beaucoup m’intéresser aux jeunes artistes. Pour déceler le truc qui fait les talents de demain, comment on s'y prend? Vaste question. Personne n’a la formule magique. Alors, on se base sur un faisceau d’indices. Dans le mien, il y a un motto que je m’oblige à toujours bien garder en tête: ce qui compte, ce sont les fulgurances, les promesses. Un refrain poignant dans l’interprétation, une phase marquante de maturité et de finesse, ou simplement marrante, le culot qui se dégage d'un flow. Qu'importe si le morceau comporte cent défauts, tant qu'un élément excite l'auditeur en moi. Parce qu'un jeune rappeur aura le temps d'affiner sa proposition, de corriger ses défauts.
Tout ce que je dis là sonne à mon oreille comme des évidences, mais je réalise que c’est loin d’être une opinion partagée de tou(te)s. Or, c’est un problème. Car ils sont de plus en plus nombreux, ces rappeurs qui font du bruit jeunes. Qui ont à peine franchi la vingtaine, voire pas encore. Avant, ils faisaient figure d'exception. Ou de "curiosités", comme les rappeurs collégiens (Kanoé, Walid, ...), ce qui est encore un autre sujet. Aujourd'hui, ils s'appellent J9ueve, Luther, H JeuneCrack, NeS, Yvnnis, pour citer les plus mis en avant. Ou Jeune Morty, 3arbi, BEN.C, Gius, Selug et d'autres, qui n'ont pas encore la renommée des précédents. Ils proposent déjà chacun beaucoup de belles choses. Et ils et elles seront toujours plus, parce que c'est ce que veut l'évolution des usages.
Il suffit d'un EP et d'une promo (organique ou non) pour que ces rappeurs se fassent apposer le tampon "CRACK!" sur le front. Par leur nouveau public, tout heureux d'avoir un nouveau rookie qui leur plait à mettre en avant. Une nouvelle propagande à lancer, un nouveau compte "Actu" à créer. Puis, dans un temps à peine décalé, le tampon est récupéré par les medias, notamment sur Twitter. À la recherche de la pépite qui viendra accroitre leur légitimité de dénicheur. C'est un grand jeu, en apparence si positif, qui consiste à aider à percer un(e) jeune artiste passionné(e), souvent sans label et sans trop de moyen, qui essaie de se faire sa place. Mais le jeu a ses vices, ses règles imparfaites.
Ainsi, en aidant à braquer les lumières sur ces artistes, ils participent à créer un effet néfaste: la réaction. Pour grossir le trait: une niche d'auditeurs porte aux nues un artiste qui n'est pas forcément pleinement accompli, le vend comme le futur du rap français, le survend. Donc, les auditeurs d'autres niches - voire des auditeurs de cette niche moins touchés ou à la recherche d'une posture - vont se placer dans une logique d'opposition. Une opposition qui répond à l'intensité positive des néo-fans en suivant une logique symétrique. Si pour l'un, ce rookie va tout brûler, pour l'autre il devrait arrêter le rap et reprendre ses études. Si le premier indique qu'il est le futur du rap, le second va alors s'exclamer que le rap français est définitivement mort. Ainsi de suite. Imaginons vivre ces débats à des âges où l'on sort à peine de lycée. Voir ces mots, dans un sens comme dans l'autre, employés par des gens qui mettent tant d'implication quand il s'agit de débattre de soi.
En conséquence, chaque sortie devient un enjeu. Chaque morceau peut être pour les uns l'occasion de crier "J'avais raison! Regardez, il va tout brûler", pour les autres un prétexte pour s'étendre en vannes piquantes voire méchantes sur ce rappeur qui serait surcôté, symptomatique d'une époque où l'on prendrait les brises pour des ouragans. Et ces rappeurs se retrouvent pris au coeur de ces débats passionnés, où les egos prennent plus de place que les goûts, devenant même dépendants de ces joutes pour voir leur exposition augmenter. Et je ne parle même pas des maladresses de communication, à même de générer des torrents d'insulte venant s'abattre sur un feu à peine plus épais que la flamme d'un briquet.
Au-delà des conséquences sur leur santé mentale, qui mériteraient également que l'on s'y attarde: on ne leur laisse pas le temps de devenir qui ils doivent être. Ces artistes n'ont plus autant qu'avant le droit de tenter, de se chercher, de découvrir, d'épaissir leurs univers, leurs textes. Ils doivent tout de suite proposer la meilleure musique, à défaut de quoi ils seront catégorisés à vie chez certain(e)s comme "rappeur surcôté". À vingt ans. Alors même, c'est paradoxal, que les noms que j'ai cité entre autres exemples sont bien en avance sur leur âge. Qu'ils proposent déjà, pour la plupart, des univers aboutis et enthousiasmants. Et tout cela m'exaspère de plus en plus, donc je voulais en parler. D'autant que ce jeu, j'y participe à plusieurs échelles. Sur Twitter mais y compris au sein de l'industrie: je me suis déjà surpris à dire "Oh, on en fait trop avec ce rappeur, c'est pas ouf..." Ce petit texte est donc une invitation à la réflexion collective.
Arrêtons d'être impatients, de vouloir - consciemment ou non - faire des statements pour avoir un avis qui sera retweeté, commenté, qui plaira à l'algorithme. Et, au-delà, arrêtons d'attendre d'artistes jeunes que leur art soit mature alors qu'eux-mêmes ont encore tant à écouter et expérimenter avant de pouvoir faire la musique dont ils seront les plus fiers, et tant à découvrir avant d'être de vrais adultes. Laissons-les nous offrir des promesses, de jolis morceaux, prendre le temps de se trouver entièrement. Sans attendre d'eux qu'ils soient aussi accomplis que des artistes nés dix ans avant eux.
Tout simplement, laissons-les être des petits (la putain de nos races).
Merci pour cet article. Un journaliste sportif pourrait parler du même sujet dans son domaine, je me demande la cause principale de cette façon de parler/penser des artistes (ou bien sportifs) prometteurs (sûrement les réseaux sociaux)
J’ai bien kiffé t’as pas tort du tout
Lourd
Bien d'accord avec ce qui a été dit, mesurons nos propos dans un sens comme dans l'autre, tout le monde y gagnera. Longue vie à ce blog ça va être